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Tribune


01/06/2010


La neutralité du net et la liberté d'expression



 

La neutralité du net est avant tout un débat économique sur le partage de valeur pour “l'internet du futur”, et notamment sur la question de savoir si les opérateurs pourront à l'avenir aménager des voies prioritaires ayant une qualité de service supérieure à l'internet classique, et si ceux-ci pourront se faire rémunérer pour ces voies prioritaires auprès des grands prestataires tels que Google. Cette hypothèse fait craindre à certains l'appauvrissement progressif de l'internet ordinaire best eff orts, et qu'il soit à l'avenir plus diffi cile pour l'éditeur d'un petit site web de se faire entendre sur internet, car il ne pourra pas se payer le luxe d'une voie prioritaire. Les opérateurs de réseau rétorquent que ce n'est pas parce que l'on aménage de telles voies prioritaires que l'internet ordinaire va disparaître ou souff rir en qualité, bien au contraire. La commercialisation de voies prioritaires permettra de fi nancer l'amélioration de l'infrastructure dans sa totalité, et profi tera à l'internet dans son ensemble. Ceux-ci utilisent l'analogie de la “classe aff aires” dans les avions, qui contribue à la rentabilité des lignes et améliore la fréquence et le confort des vols pour la classe économique.
Au-delà du débat économique, la neutralité du net soulève évidemment un enjeu de liberté d'expression.
Liberté d'expression pour le créateur dans son garage qui veut lancer un nouveau site web ou un nouveau service, et qui compte sur internet pour pouvoir diff user ce contenu au monde entier.
Liberté d'expression pour l'internaute qui veut accéder à l'ensemble des contenus et services disponibles sur internet, sans aucune restriction. Dès 2005, la FCC, autorité de régulation des télécommunications américaine, a érigé le principe selon lequel chaque internaute doit pouvoir accéder aux contenus et aux services de son choix. Ce principe a été repris dans la directive communautaire du 25 novembre 2009 (1). En France, la loi de transposition de cette directive devrait vraisemblablement être débattue à l'automne. Si l'ensemble des protagonistes du débat sur la neutralité du net sont d'accord avec le principe de liberté d'accès à l'ensemble des contenus sur l'internet, la mise en oeuvre concrète de ce principe fait cependant débat. Les défenseurs les plus fervents de la neutralité du net souhaitent interdire aux opérateurs de réseaux tout traitement diff érencié des fl ux.
Selon eux, permettre une priorisation de certains fl ux, c'est mettre le doigt dans l'engrenage vers la disparition de l'internet ordinaire. Pour préserver la liberté d'expression, il ne faut pas toucher à la conception originelle de l'internet. Les opérateurs de réseau répondent qu'internet n'est pas un monument historique à préserver, mais plutôt un enchevêtrement complexe de réseaux qui doit évoluer pour faire face à une explosion de trafi c et à des menaces croissantes de sécurité. La bonne gestion des réseaux nécessite certaines priorisations et l'élimination de contenus indésirables tels que les spams et les virus informatiques, grâce à des outils de plus en plus sophistiqués.
Quid des contenus illicites ? Aux États-Unis, le débat sur la Net Neutrality part du principe que le droit d'accès à l'information se limite à l'accès à des contenus légaux. Les exceptions à la Net Neutrality admises par les autorités américaines comprennent des mesures de gestion raisonnables du réseau, y compris des actions pour limiter l'accès à des contenus illicites. Ce principe n'a pas soulevé d'énormes débats aux États-Unis lors de la consultation publique de la FCC. En Europe, et plus particulièrement en France, le sujet est en revanche extrêmement sensible. Un excellent rapport vient d'être publié en français (2), proposant une méthode pour évaluer les mesures de fi ltrage sur l'internet, se fondant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Selon ce rapport, pour être légitimes, de telles mesures imposées par les pouvoirs publics (3) devraient répondre à trois critères : être prévues par la loi de manière claire et précise ; poursuivre un but légitime ; enfi n, être proportionnées et nécessaires dans une société démocratique.
Parallèlement au débat sur la neutralité du net, ont lieu des discussions sur la loi Création et internet, le projet de loi LOPPSI et la loi sur les jeux et les paris en ligne. Chacun de ces textes

contient des dispositions pouvant conduire à la suspension de l'accès à internet, au blocage de certains contenus sur les réseaux ou à leur déréférencement dans les moteurs de recherche. Selon les détracteurs de ces textes, les mesures bloquant l'accès à certains contenus sont contraires à la neutralité du net, comme si cette dernière était un nouveau droit fondamental, ce qui n'est évidemment pas le cas. Ni la neutralité de l'internet, ni la liberté d'expression ne justifi ent d'outrepasser les lois. Certains actes et contenus doivent être interdits dans le monde “réel” comme sur internet. La décision récente du CSA (4) ordonnant à l'opérateur Eutelsat de cesser la diff usion de la chaîne Al Aqsa est un exemple de ce principe, tout comme la fameuse décision dans l'aff aire AAARGH (5). Le débat n'est pas de savoir si des contenus illégaux peuvent être bloqués ou pas, mais plutôt comment l'on pourrait mettre en oeuvre un tel blocage sans empiéter sur d'autres droits fondamentaux. L'internet recèle beaucoup de contenus odieux, mais c'est également un bijou de liberté d'expression, et les fi ltrages risqueraient de provoquer des dommages collatéraux inacceptables dans une société démocratique. Les défenseurs de la liberté individuelle sur internet, ainsi que les défenseurs de la vie privée, mettent en garde contre les dérapages qui peuvent résulter d'une politique de surveillance des réseaux.
Entamer un processus de fi ltrage, c'est mettre le doigt dans un engrenage dangereux. Aujourd'hui, c'est le fi ltrage de contenus pédopornographiques, demain, ce sera les oeuvres protégées par le droit d'auteur. Après, ce sera peut-être une surveillance des correspondances privées ou visant des opposants politiques. Une fois que les outils de surveillance sont installés sur les réseaux, il peut être tentant d'étendre leur usage. Cela peut facilement mener jusqu'aux types de surveillance qui sont fréquents dans les régimes totalitaires, mais heureusement interdits en Europe.
D'un autre côté, les pouvoirs publics peuvent se sentir impuissants face aux contenus hébergés à l'étranger, généralement en dehors de l'Union européenne, qui échappent la plupart du temps à l'emprise de la législation nationale. Il est donc logique que le législateur national se tourne vers les opérateurs de réseau situés en France lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre une politique publique importante, telle que la protection des enfants. S'il existait un moyen technique permettant de bloquer uniquement des contenus illégaux avec une précision chirurgicale, sans toucher aux contenus légaux ni risquer d'enfreindre d'autres droits fondamentaux tels que la protection de la vie privée, la diffi culté serait moindre. Toutefois un tel moyen technique n'existe pas.
D'abord, il n'est pas possible de savoir à l'avance si un contenu est illégal sans intervention humaine. Toute tentative d'automatiser la décision risquerait de bloquer l'accès à des contenus licites.
L'image d'un enfant nu peut être une image pédopornographique interdite par la loi, ou une image issue d'un traité de pédiatrie, voire une oeuvre d'art. Qui doit en décider ? C'est la première question clé. Cette décision n'appartient pas à l'opérateur de télécommunication. Si certains fi ltres automatiques (comme le contrôle parental par exemple) existent et sont mis en oeuvre, ils le sont généralement avec le consentement de l'abonné. S'il s'agit d'un blocage imposé par les pouvoirs publics, celui-ci doit généralement être ordonné par un juge ou, dans certains cas, autorisé par une autorité administrative indépendante. Une fois qu'un contenu est identifi é comme étant illégal, comment le bloquer ? La mise en place d'un outil sur le réseau peut causer d'autres problèmes collatéraux qui doivent être pris en compte pour apprécier la proportionnalité de la mesure et son eff et éventuel sur d'autres droits fondamentaux. Quel est le coût de la mesure et qui paie ? Quelle est son effi cacité ? Un outil qui bloque seulement 60 % des tentatives d'accès à ce contenu est-il acceptable, ou faut-il une effi cacité à 100 % ? Quel est son impact sur d'autres droits fondamentaux, tels que la protection de la vie privée ? Est-ce que l'outil garde des traces de l'adresse IP de l'utilisateur de manière à pouvoir pister l'individu ? Tous ces facteurs doivent être pesés (6).
Comme le démontre très bien le rapport sur le fi ltrage susmentionné, la mesure pourrait fi nalement se révéler disproportionnée et non-nécessaire dans une société démocratique. D'autant plus que la liberté d'expression sur l'internet bénéfi cie d'une protection particulièrement élevée, à l'instar de la presse écrite. Ainsi, les dommages collatéraux éventuels seront évalués avec d'autant plus de soin. Une décision récente aux États-Unis (7) rappelle que la liberté d'expression sur internet bénéfi cie du plus haut niveau de protection au titre du premier amendement de la Constitution américaine, et que la possibilité de rester anonyme sur internet, qui fait partie de cette même liberté d'expression, doit être protégée (8). La cour ajoute cependant que cette liberté d'expression et ce droit à l'anonymat ne peuvent être utilisés pour commettre des actes de contrefaçon. Comme en France, les tribunaux américains mettent la liberté d'expression en équilibre avec d'autres droits fondamentaux.
Pour revenir au débat sur la neutralité du net, il est probable que le droit français évolue dans le sens où un FAI, lorsqu'il propose un accès à internet au consommateur, devra permettre à celui-ci d'accéder à l'ensemble des contenus de son choix, sous réserve de mesures nécessaires pour la bonne gestion du réseau et de mesures de blocage ordonnées par une autorité judiciaire (9). Ainsi, la neutralité du net garantira un droit à la liberté d'expression qui est ni plus ni moins celle dont bénéfi cie l'individu dans le monde “réel”, et qui devra en permanence être mise en équilibre pour garantir la protection d'autres droits fondamentaux.
1er juin 2010 - Légipresse N°273
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