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Tribune


01/09/2010


De l'illusion du fi ltrage à la censure du Net : l'aff aire ARJEL / Stanjames.com



 

La décision du TGI du 7 août 2010, ordonnant à neuf fournisseurs d'accès à internet (FAI) de bloquer l'accès pour leurs utilisateurs au site de jeux en ligne stanjames.com, marque un tournant majeur dans la politique pénale relative à internet en France (1). En laissant penser que le fi ltrage pourrait être effi cace comme sanction ou comme outil de dissuasion, cette décision ouvre la voie à une pratique ineffi cace – voire contreproductive – et surtout extrêmement dangereuse du point de vue des libertés fondamentales et de l'écosystème internet.
Que les fournisseurs d'accès à internet puissent bloquer l'accès à un site pour leurs abonnés semble – pour quiconque n'est pas familier du fonctionnement du réseau – être une pratique de bon sens : après tout, si les utilisateurs accèdent à un site au travers de leur fournisseur d'accès, celui-ci devrait avoir les moyens de restreindre cet accès.
En réalité, l'architecture même du réseau internet rend cette pratique vaine. Même si les opérateurs se voyaient forcés à cette fi n d'épier l'ensemble des communications de leurs utilisateurs (2), il leur serait impossible d'empêcher que le fi ltrage soit contourné. En eff et, toutes les techniques de filtrage, même combinées entre elles, sont aujourd'hui contournables, pour la plupart en quelques clics et sans même avoir recours à un service commercial. Les outils permettant le contournement du fi ltrage (3), pour les utilisateurs comme pour les opérateurs, sont consubstantiels d'internet et des réseaux, et indiscernables du reste du trafi c. Les opérateurs de sites fi ltrés pourraient d'ailleurs très simplement fournir à leurs utilisateurs, dans le cadre de leur off re commerciale, les moyens de contourner la censure française.
Au-delà de l'ineffi cacité technique du dispositif, on pourrait en toute bonne foi penser que certains utilisateurs ne seraient pas en mesure de le contourner. Une telle effi cacité partielle du fi ltrage semble être acceptable, mieux que rien. Cet argument est d'autant plus compréhensible qu'il est souvent avancé par les politiques et un législateur dont les connaissances technologiques sont limitées (« puisque je ne sais pas me servir d'un ordinateur, il y a au moins les utilisateurs qui se trouvent dans mon cas pour qui cette mesure sera effi cace… »).
Cependant, faire reposer la perception de l'effi - cacité d'une sanction sur la compétence de ceux à qui elle s'applique semble dangereux. Ce serait méconnaître la rapidité avec laquelle l'information se propage sur internet, ainsi que la motivation (parfois pathologique) dont font preuve les clients de sites de jeux en ligne.
De plus, comme dans la célèbre aff aire du site révisionniste AAARGH, où, dès que la décision de le fi ltrer était rendue, il était réapparu multiplié en des dizaines de points du réseau, la mise en oeuvre du fi ltrage risque d'off rir d'inespérées campagnes nationales de publicité aux sites fi ltrés.
Plus grave encore, le filtrage du Net implique inévitablement le “surblocage” (de l'aveu même du gouvernement dans son étude d'impact sur le filtrage des sites pédopornographiques dans le cadre de la loi de sécurité intérieure dite LOPPSI). Ainsi, en tentant de filtrer l'accès à un site, et selon les technologies employées par l'opérateur du site et par le fournisseur d'accès effectuant le filtrage, ce sont potentiellement des dizaines, des centaines d'autres sites, parfaitement innocents, mais hébergés dans le même espace physique ou logique du réseau, qui se trouveront inévitablement filtrés. Quelles voies de recours, surtout si les opérateurs des sites victimes de cette censure collatérale ne sont pas domiciliés en France ? La moindre décision de filtrer un site peut ainsi avoir de graves conséquences pour la liberté d'expression et d'information de tous si des blogs, sites d'information ou autres se retrouvent ainsi également filtrés.
Dans ce contexte, pourquoi le législateur pousserait-il la mise en oeuvre d'un tel dispositif – au mieux inefficace, au pire contre-productif, et dangereux – de filtrage du Net ? Selon nous, l'explication est multiple. Tout d'abord le filtrage

donne l'illusion qu'une solution clés en main est apportée à un problème donné. Si le problème n'est officiellement plus visible depuis la France, alors il devient politiquement opportun de clamer l'avoir réglé. Le filtrage permet donc d'éviter de poser la question parfois épineuse de la mise en oeuvre de mesures efficaces de sanctions et de dissuasion : attaquer les flux financiers (ce qui impliquerait la levée de divers secrets bancaires), mettre en oeuvre une coopération internationale entre services de police et de justice dotés de moyens d'action pour appréhender les auteurs d'un site, le mettre hors ligne, etc. Le filtrage est une mesure qui ne coûte pas cher et qui, politiquement, pourrait rapporter gros si l'illusion était donnée de son efficacité.
De plus, en mettant en oeuvre le filtrage des contenus pour des cas consensuels (opérateurs de jeux se livrant à de l'évasion fi scale, diff usion et commerce de contenus à caractères pédopornographique, etc.), le législateur pourrait préparer, par l'accoutumance et la nécessité pour les opérateurs de rentabiliser leurs investissements dans le fi ltrage, son utilisation pour des cas de plus en plus génériques : vente de cigarettes sans TVA, publication de sondages “sortie des urnes”, partage de fi chiers musicaux et vidéo (le président Sarkozy a lui-même promis, dans ses voeux 2010 au monde de la culture, la mise en oeuvre de dispositifs de fi ltrage dans le cadre de la guerre contre le partage d'oeuvres en ligne)… Pourquoi pas fi ltrer du Net les documents confi dentiels “fuités”, ou les insultes au chef de l'État ? Dans la vaste majorité des pays où il est utilisé, le fi ltrage du Net sert avant tout à la censure politique. Le fi ltrage du Net serait anecdotique s'il n'était qu'un dispositif ineffi cace, fruit de l'incompréhension d'un législateur tenté par le populisme sécuritaire. Hélas, sa portée s'étend, bien au-delà de nos frontières, à l'écosystème tout entier de ce que l'on appelle aujourd'hui internet.
En eff et, internet est aujourd'hui un espace de partage de connaissance globalisé, universel, dans lequel chacun, en tout point du globe, s'il y est connecté, accède aux mêmes contenus, services et applications. C'est cette « neutralité du Net » (4) qui est le moteur du cercle vertueux de sa croissance vertigineuse et de ses usages. Un seul internet pour tous, comme formidable vecteur de progrès social, économique et humain.
Que se passerait-il si chaque gouvernement décidait de ce qui pourrait ou ne pourrait pas exister sur internet pour ses concitoyens ? En somme, chaque pays pourrait être tenté de séparer d'internet son internet, en réalité son propre réseau national (Chineternet, Pakistanet, ou encore Australinet, Francenet, etc.).
Techniquement similaire à la censure politique du Net pratiquée en Chine, la généralisation du filtrage par les États reviendrait à une sorte de balkanisation d'internet, le ramenant à une interconnexion fragmentée de réseaux “minitelisés” car contrôlés chacun de façon centralisée. Un tel revirement, dicté par des impératifs sécuritaires comme dans le cadre de la loi LOPPSI au sujet des contenus à caractère pédopornographiques, serait une terrible menace pour les libertés individuelles et irait à rebours de tout ce qui permet aujourd'hui le potentiel de croissance, de progrès et d'innovation d'internet.
1er septembre 2010 - Légipresse N°275
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