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Accueil > Infractions de presse > Quelle liberté d’expression pour les Femen ? Aucune ! Ce sont des exhibitionnistes pour la Cour de cassation - Infractions de presse

Liberté d'expression
/ Chroniques et opinions


24/04/2019


Quelle liberté d’expression pour les Femen ? Aucune ! Ce sont des exhibitionnistes pour la Cour de cassation



La Cour de cassation considère le message des Femen comme une exhibition sexuelle. Or ces militantes se livrent à une forme d'expression régie par un principe de liberté affirmé par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Est-il nécessaire et proportionné, dans une société démocratique, de condamner pénalement des militantes qui usent de leur corps nu (et sans défense, sans arme autre que des slogans) pour revendiquer, et contester l'action de l'Église ou la politique de Vladimir Poutine ? Est-il indispensable de focaliser sur cette nudité pour punir les délits qu'elles ont éventuellement commis ?

Thomas Perroud
Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
 

Le droit arrivera-t-il un jour à se désintéresser du corps des femmes ? En ce domaine, les injonctions contradictoires venant des juridictions sont fascinantes. Peuvent-elles se couvrir les cheveux lorsqu'elles se rendent à l'école ? Non (si ce signe peut être considéré comme ayant un caractère religieux)(1) ! Peuvent-elles alors couvrir entièrement leur corps au point de disparaître ? La réponse est tout aussi négative(2). Peuvent-elles alors porter un burkini à la plage ? Sur ce point, le juge administratif a considéré qu'à Villeneuve-Loubet l'interdiction du burkini était illégale(3), mais, qu'en Corse, cette même interdiction était légale(4). Les femmes peuvent-elles alors se dénuder ? Eh bien, détrompez-vous ! Elles risquent alors de tomber sous le coup de l'article 222-32 du code pénal qui interdit l'exhibition sexuelle. La doctrine pénaliste nous informe que cette disposition s'est surtout illustrée contre les femmes, on trouve dans la jurisprudence des femmes poursuivies pour avoir porté un monokini… la Cour de cassation ayant ainsi censuré la relaxe d'une femme « ayant pratiqué le tennis de table, seins nus et en public »(5). Selon la chambre criminelle, il s'agissait d'une « exhibition provocante de nature à offenser la pudeur publique et à blesser le sentiment moral de ceux qui ont pu en être les témoins ».

Mais de l'eau a coulé sous les ponts depuis 1965. La société a changé et le droit aussi. Le délit d'outrage public à la pudeur (C. pén., anc. art. 330) n'existe plus depuis la réforme de 1994. Les femmes ont gagné le droit de se bronzer les seins sans se faire arrêter par la police. Subsiste le délit d'exhibition sexuelle, prévu à l'article 223-32 du code pénal. Comment l'interpréter ? En le replaçant dans son contexte. Le délit d'atteinte aux bonnes mœurs par images, chants, cris ou discours a été supprimé du code pénal en 1994 (anc. art. 283 et 284). Désormais, ce sont seulement les enfants mineurs (de moins de 18 ans) que la loi protège contre les images pornographiques (C. pén., art. 227-24), la nudité en tant que telle s'étant désexualisée. C'est l'acte sexuel, pourvu qu'il soit réel et non simulé, dont la représentation est désormais répréhensible si elle est susceptible d'être perçue par un mineur. Dès lors que la représentation de la nudité n'est plus un délit en soi, on peut se demander si le délit d'exhibition sexuelle peut encore être constitué par la seule nudité. Ce délit est classé dans les atteintes à la personne humaine (Titre II du Livre II sur les crimes et délits contre les personnes), et plus précisément dans la catégorie des atteintes à l'intégrité physique ou psychique de la personne. Il ne s'agit donc plus de réprimer une attitude qui offenserait la pudeur publique, notion qui a disparu de notre arsenal juridique, ni même le sentiment moral des personnes, critère moral, mais une attitude qui blesse ou est susceptible de blesser les spectateurs dans leur intégrité physique ou psychique. Avant que l'outrage public à la pudeur ne soit aboli, un essai de définition de la cour d'appel de Limoges tentait de préciser les circonstances dans lesquelles on pouvait le considérer comme constitué : le fait de montrer des parties de son corps devait avoir « pour effet d'éveiller certains désirs chez autrui, soit de provoquer sa répulsion à raison de leur obscénité »(6). 68 était passé par là, et la seule nudité ne suffisait plus à constituer le délit.

Comment définir aujourd'hui les critères répréhensibles de l'exhibition sexuelle ? Le critère de l'intention, s'il pouvait passer par pertes et profit avant la réforme, s'agissant de l'outrage public à la pudeur(7) ne peut être balayé quand le critère matériel est la seule nudité. Puisque la pudeur publique n'est plus protégée, et que l'exhibition sexuelle est une atteinte à la personne humaine, le critère matériel est devenu double. Il faut que l'exhibition sexuelle (acte actif) suscite la concupiscence ou le dégoût (acte passif). Et pour être répréhensible, il faut que ce soit le but. Et s'il y a si peu de jurisprudence récente, hormis les Femen, c'est que la tolérance sociale à la nudité, à sa représentation, a beaucoup progressé. Le corps de la femme est exploité commercialement depuis les années soixante-dix pour vendre n'importe quel produit, d'abord ceux destinés aux hommes (les voitures…), puis ceux destinés aux femmes, et notamment aux femmes voulant séduire les hommes. Prenons, au hasard, une marque de sous-vêtements qui montre dans une campagne sérielle des corps provocants, ou lascifs, diraient les juges, revêtus de sous-vêtements, avec des slogans explicites : « leçon de séduction no 1, lui offrir un peu d'ivresse », « Leçon no 27, créer des zones de turbulences », « Leçon no 48, éclairer son humeur ténébreuse »… La marque, qui joue de façon transparente sur la séduction du corps féminin, crée des visuels qui respectent toujours les limites de la censure : on ne voit ni sexe ni tétons. Les seins, quand ils sont nus, sont photographiés avec un biais qui gomme leur extrémité. En revanche, les fesses, qui ne sont pas considérées comme un organe reproducteur, sont nues sans aucun tabou. L'intention d'exciter n'est donc pas punie si elle n'est pas le fait de la nudité des organes génitaux. Elle n'est pas répréhensible en soi. Reste donc deux tabous, la nudité réelle, d'une femme en chair et en os dans l'espace public, dans un lieu qui ne soit ni un lieu d'art, ni un lieu de mode, ni un lieu de loisir réservé aux nudistes. Et la nudité des organes génitaux.

Encore que la répression soit à deux vitesses. De jeunes gens entraînés par l'écrivain Arthur Dreyfus se sont en effet livrés à une course, totalement nus dans le jardin du Sénat le 6 mars 2014. Ils n'ont pas été arrêtés, n'ont pas été mis en garde à vue, et n'ont fait l'objet d'aucune convocation devant le tribunal correctionnel mais ont eu le droit à un reportage télévisé hilare dans lequel on voit une vieille dame protester auprès d'un gradé de la gendarmerie contre l'interruption de la course, au nom du fait que ce n'est pas tous les jours qu'on peut se régaler de la vue de corps jeunes…(8). De même, dans l'émission diffusée sur une chaîne du service public, Nus et culottés, on voit deux garçons commencer un périple, nus et sans argent. Les Femen, elles, défendent le droit des femmes à ne pas être considéré comme des objets sexuels ! Or, elles seront sanctionnées.

La nudité des hommes et des femmes serait-elle différente ? Si les hommes le peuvent en toute impunité, les femmes n'auraient-elles pas le droit d'utiliser la nudité de leur corps dans un but politique pour dénoncer l'emprise du droit sur leur corps ? Eh bien non. C'est ce qui ressort des deux derniers arrêts de la Cour de cassation concernant les Femen, du 10 janvier 2018 et du 9 janvier 2019. Ces deux arrêts ne constituent rien moins qu'une condamnation de ce qui fait la spécificité de leur mode de lutte politique : dénoncer par la nudité l'emprise sur le corps des femmes. Le refus de la Cour de cassation d'examiner sérieusement la compatibilité du délit d'exhibition sexuelle avec la liberté d'expression – aussi bien dans les arrêts que dans les conclusions des avocats généraux – est confondant et manifeste bien le mobile politique derrière l'arrêt : interdire les Femen puisqu'elles ne peuvent plus utiliser le mode d'action spécifique qu'elles ont mis en place sans tomber sous le coup de la loi pénale. D'autant que parallèlement la cour d'appel refuse la transmission de QPC pour examiner la constitutionnalité du délit(9). Le message des Femen est considéré comme une exhibition sexuelle pour les juges de la Cour… ce qui laisse tout de même songeur…

Pourtant, des juridictions inférieures avaient élaboré un raisonnement plus réaliste en s'interrogeant sur l'élément moral de l'infraction, ce qui leur permettait de ne pas se poser la question de la proportionnalité de l'ingérence dans l'exercice des droits fondamentaux. Face à la position paternaliste de la Cour de cassation qui, on l'a dit, refuse même la transmission d'une QPC, il ne restera que la voie strasbourgeoise.

I - La position de certains juges du fond : les actions des Femen ne manifestent pas d'intention à caractère sexuel

Certains juges du fond, probablement embarrassé de condamner le mouvement des Femen en leur appliquant ce délit, ont trouvé dans l'élément intentionnel de l'infraction un levier pour prévenir la condamnation : les Femen n'ont pas comme objectif d'exhiber leur poitrine. L'exhibition ne fait que servir leur propos politique qui est de susciter une réaction face à l'exploitation des femmes, aux risques que l'extrême droite fait peser sur la société française ou encore face aux discours de l'Église catholique contre l'avortement. Les juges du fond se sont donc rendus à l'évidence, évidence qui n'a manifestement pas frappé la Cour de cassation.

Ainsi, le Tribunal correctionnel de Paris, le 28 juin 2017, délibéra sur une affaire impliquant une contre-manifestation organisée par ce mouvement pendant un défilé de « La manif pour tous ». Dans cette affaire le tribunal estima que le délit n'était pas constitué faute d'intention sexuelle. Le tribunal affirme ainsi, de façon extrêmement convaincante selon nous : « il résulte des faits qu'elles ont fait usage de leur corps comme moyen d'expression sans aucune connotation sexuelle et sans volonté d'offenser la pudeur publique ». Autant on souscrira au raisonnement consistant à dire que les Femen utilisent bien leur corps comme moyen d'expression politique, autant l'absence de volonté d'offenser n'est certainement pas exacte, car la spécificité de la lutte pour la liberté des femmes sur leur corps telle que les Femen l'envisagent fonctionne par le choc que leur action produit en dénudant leur corps. Malgré tout, le raisonnement qui consiste à jouer sur l'élément intentionnel de l'infraction pour distinguer entre la nudité politique et la nudité à caractère sexuel nous semble très convaincant.

L'affaire soumise au Tribunal correctionnel de Béthune, le 19 octobre 2017, impliquait, cette fois-ci, une action contre le maire d'Hénin-Beaumont. Elles avaient exposé leur buste indiquant « Team Marine » au moment du premier tour de l'élection présidentielle. Le tribunal est ici beaucoup plus rigoureux dans son analyse des éléments constitutifs de l'infraction. Elles ont bien exposé une partie de leur corps à la vue d'autrui et cette partie est bien dotée d'un caractère sexuel – on remarquera cependant que toute partie du corps peut potentiellement avoir un caractère sexuel ! Mais l'examen de l'élément moral de l'infraction permet au juge pénal de neutraliser l'infraction dans un but politique comme celui-ci. Il faut une « mise en scène à caractère sexuel » pour ce juge. Pour le dire autrement : « l'intention des prévenues n'est pas de choquer par l'exposition de parties sexuelles de leur corps mais de choquer … pour évoquer un problème politique ». On ne peut mieux dire !

Le Tribunal correctionnel de Lille, le 23 mars 2016, en a jugé de même. L'action des Femen, par « l'utilisation par les prévenues de leur corps et plus particulièrement de la nudité du haut de leur corps, à des fins de manifestation d'une expression en dehors de toute connotation sexuelle » ne tombe donc pas sous le coup du délit.

Mais tous les juges ne sont cependant pas du même avis, certains estimant que les Femen sont bien des exhibitionnistes, écartant donc leur mobile politique et ravalant donc les intéressées au rang de vulgaires obsédés sexuels.

II - Pour la Cour de cassation, les Femen sont des exhibitionnistes sexuelles

C'est ce qui ressort de l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 10 janvier 2018. La question sera donc rejugée prochainement par la cour d'appel, qui était donc sur la ligne précédemment énoncée. Parmi les multiples affaires concernant les Femen, celle-ci portait sur le happening au musée Grévin pendant lequel une militante s'était introduite dans le musée, dans la salle des chefs d'État et, « se dévêtant le haut du corps, sa poitrine étant nue, laissant apparaître l'inscription « Kill Putin ». Selon la description des faits rapportée par la Cour « la prévenue a fait tomber la statue du président dans laquelle elle a planté à plusieurs reprises un pieu métallique partiellement peint en rouge, en déclarant « Fuck dictator … ».

Dans cette affaire, la Cour de cassation censure la cour d'appel qui avait estimé que l'élément moral de l'infraction n'était pas constitué car les Femen cherchaient avant tout à éveiller la conscience politique du public sur ce chef d'État.

Sans doute, pour la Cour de cassation, les Femen cherchaient à exciter les statues en cire ! Plus sérieusement, ce qui pose problème dans cette décision est qu'il s'agit d'une condamnation politique. En effet, la motivation de la Cour de cassation pour refuser l'élément intentionnel de l'infraction est… de recourir à l'élément matériel, tout en ne faisant que la moitié du chemin : « la Femen avait exhibé volontairement sa poitrine dans un musée, lieu ouvert au public ». Sur le plan juridique, peut mieux faire. Car en quoi la nudité est-elle sexuelle ? Peut-on l'extraire de son contexte de dénonciation d'un message clairement politique et faire comme si celui-ci n'existait pas ? Et sur le plan logique, la décision est à contre-courant puisque, précisément, les musées sont des lieux permissifs. Combien d'œuvres exposées dans un musée représentent les femmes nues, et pas seulement poitrine nue ? Ces œuvres, si l'on suit la logique des hauts magistrats, ont donc pour effet l'excitation sexuelle. Il faudrait donc les censurer ? D'autre part, on peut aussi considérer que le Musée Grévin est le comble du mauvais goût et que le mauvais goût est une forme d'obscénité. La pente est donc dangereuse. Il est sans doute temps de rappeler que les Femen se livrent à une forme d'expression régie par un principe de liberté affirmé par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, laquelle ne peut être limitée que pour des raisons prévues par la loi, de façon nécessaire et proportionnée. Or il n'appartient pas aux juges de dénaturer la représentation qu'ils jugent. L'inscription « Kill Putin » sur la poitrine ne peut être ainsi gommée au profit de la seule chair qui lui sert de toile. Face à une expression délibérément politique, les juges ne peuvent faire comme si elle n'existait pas. D'autre part, si un délit semblait constitué en l'occurrence, c'est celui de vandalisme contre la statue de Vladimir Poutine qui aurait pu être poursuivi sur le terrain des articles 322-1 et suivants du code pénal. Les choses auraient été plus claires. Plus drôle aussi, la prévenue étant une réfugiée politique ukrainienne mettant à l'épreuve les limites françaises de la liberté d'expression. La dimension symbolique de son geste n'aurait pu être évincée et le parquet n'aurait pu éviter… de défendre la représentation symbolique du chef d'État qui, dans son pays, emprisonne les opposants politiques, les artistes, viole les droits des Ukrainiens et les détient dans ses geôles sibériennes. Le débat n'aurait pas manqué de sel.

Une autre affaire a suscité la réprobation de la Cour de cassation. La Cour d'appel de Paris, avait ainsi été amenée à se prononcer sur l'action réalisée seins nus sur l'autel de l'Église de la Madeleine, au nom du droit à l'IVG. Quels étaient les faits ? Une Femen, seins nus, s'est dirigée peu avant 10 heures du matin le 20 décembre 2013 vers l'autel face à une dizaine de personnes présentes alors qu'une chorale répétait dans l'édifice. Le curé de la paroisse a raconté que la jeune femme avait déposé devant l'autel un morceau de foie de veau censé représenter un fœtus avant d'uriner sur les marches de l'autel. Elle a ensuite quitté l'église sans prononcer une seule parole.

Elle a considéré, cette fois, que l'élément moral de l'infraction était bien constitué. La cour ne s'intéresse à aucun moment au message politique, l'analyse se concentre uniquement sur la perception des témoins qui en énonçant ceci : « X a donc mis en scène une exhibition provocante de nature à offenser la pudeur publique et à blesser le sentiment moral de ceux qui ont pu en être les témoins, alors que ces derniers pouvaient légitimement s'attendre à ce que les personnes croisées dans un lieu de culte soient à tout le moins revêtues » (soulignés par nous) d'une tenue décente. « X a d'ailleurs admis lors de l'audience qu'elle avait délibérément choisi ce lieu après des repérages, en raison de “l'image forte” qu'il suscitait et que “des gens pouvaient se sentir directement concernés, visés, voire blessés par cette action”. L'élément moral de l'infraction est donc également caractérisé ». On est en pleine confusion, puisque, pour rappel, le délit d'outrage public à la pudeur a été abrogé il y a 34 ans… L'inconscient de la cour est fascinant : elle ressort des termes qui ont été bannis de la loi en 1994 ! Le vocabulaire de la morale ne peut donc servir à condamner pénalement ce mode d'action féministe.

Cette affaire a connu un rebondissement, récemment, le 9 janvier 2019. La Cour de cassation suit la cour d'appel, estimant bien que « Le fait pour une femme de dénuder volontairement sa poitrine dans une église qu'elle savait accessible aux regards du public, peu important les mobiles ayant, selon elle, inspiré son action, caractérise le délit d'exhibition sexuelle » (souligné par nous).

Le délit est donc constitué. Qu'en est-il de la proportionnalité de l'ingérence dans la liberté d'expression ? Voici comment la Cour de cassation évacue l'argument : « la décision celle de la cour d'appel n'a pas apporté une atteinte excessive à la liberté d'expression de l'intéressée, laquelle doit se concilier avec le droit pour autrui, reconnu par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion, a justifié sa décision ». On peut sérieusement se demander si cet arrêt ne cherche pas, en filigrane, à sanctionner en réalité le fameux délit de blasphème, qui n'existe pas. Si c'est l'objectif, il est non avenu. D'une part, les Églises montrent des sculptures, des peintures de la nudité, dont la mode a varié selon les époques, plus ou moins pudiques. Elles regorgent d'images violentes, de représentation d'actes de torture et de barbarie, mais aussi d'angelots nus, de corps de femmes éplorées et du Christ, parfois complètement dénudé et sexe apparent. D'autre part, ce qui compte ici dans un acte performatif, qui ne peut être débité en tronçons et qui forme un tout, ce n'est pas la nudité seule mais les actes (foie de veau sur l'auteur, urine et acte d'uriner en direct devant un public). Or ces actes, délibérément choquants, sont constitutifs d'un discours politique s'adressant au contenu politique de la religion catholique contre l'avortement. Et c'est bien ce type d'acte que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme protège : « La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées, notamment dans l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'y a pas de société démocratique » (Handyside / Royaume-Uni, 1976). Ce n'est donc pas sur le terrain de l'exhibition sexuelle qu'ils pouvaient être poursuivis.

Autrement dit, ici, la liberté religieuse vient ici au secours du délit d'exhibition sexuelle pour confirmer la proportionnalité de l'atteinte à la liberté d'expression, ce qui n'est, au fond, pas étonnant. On s'étonne en revanche de la légèreté de l'analyse, qui ressort aussi dans les conclusions de l'avocat général.

En se focalisant sur les seins, elle refuse de considérer le message écrit entre ces seins, les circonstances, la mise en scène, etc… Focalisant sur le lieu quand il est religieux, elle prétend voir dans l'action condamnée une atteinte à la liberté religieuse, qui n'est pourtant caractérisée en fait ni en droit. Qui en effet a prétendu que l'action de la Femen avait empêché des croyants de croire, de prier, de méditer, etc. ? Et si tel était le cas, ce n'est pas sur le fondement de l'article 223-32 qu'il fallait poursuivre, mais sur le terrain de l'article 431-1, étant précisé que le délit d'entrave à la liberté de réunion suppose qu'il y ait… entrave. L'intrusion, dans un lieu ouvert au public, n'est pas une entrave. Et encore faut-il que l'entrave soit concertée et à l'aide de menaces. À l'évidence, rien de tout cela n'est constitué ici.

III - La conclusion est sans appel : le mouvement Femen n'a pas le droit de cité en France

Est-il nécessaire et proportionné, dans une société démocratique, de condamner pénalement des militantes qui usent de leur corps nu (et sans défense, sans arme autre que des slogans) pour revendiquer, et contester l'action de l'Église ou la politique de Vladimir Poutine ? Est-il indispensable de focaliser sur cette nudité pour punir les délits qu'elles ont éventuellement commis ? L'attention des juges, à commencer par celle du parquet qui a, dans ces affaires, l'initiative des poursuites et de leur articulation juridique, n'est-elle pas irrépressiblement attirée par la nudité qui tend à tout balayer sur son passage, alors qu'à notre sens, elle ne suffit pas à caractériser le délit reproché ?

La Cour de cassation a mis un coup d'arrêt à la tentative de certains juges du fond d'utiliser l'absence d'intention sexuelle pour neutraliser l'infraction. La position de la Cour de cassation n'a qu'un seul effet : le mode d'action politique spécifique des Femen est, en lui-même, une infraction pénale. Autrement dit, ce n'est rien moins qu'une jurisprudence de censure d'un message politique portant sur le corps, l'exploitation du corps des femmes. C'est, encore une fois, une façon de traiter les femmes en mineur.

Pour la Cour de cassation, l'exhibition du corps ne peut avoir manifestement qu'un objectif, un objectif sexuel. Que fera-t-on par exemple de la jurisprudence de la cour d'appel de Douai du 28 septembre 1989 qui juge que « la simple nudité d'un individu sans attitude provocante ou obscène ne suffit pas à constituer le délit d'outrage public à la pudeur ». Et du fait que ce fameux outrage n'existe plus… ?

Comment s'en sortir ? La Cour européenne des droits de l'homme pourrait-elle apporter une solution satisfaisante ? On pourrait arriver au même résultat que les juges du fond en mobilisant le contrôle de proportionnalité in concreto. Le délit d'exhibition sexuel n'est pas, in abstracto, une violation de la liberté d'expression, mais dans son application aux Femen, il est disproportionné. Mais cette Cour n'a pas été très sensible à la protection de la nudité sous la bannière de la liberté d'expression dans l'affaire Gough c/ Royaume-Uni en accordant au Royaume-Uni – qui n'avait pas hésité à faire enfermer M. Gough pendant plusieurs années… – une large marge nationale d'appréciation. Mais, ici, les Femen ne défendent pas la nudité, elles l'utilisent pour un propos politique.

Face à une Cour de cassation qui n'hésite pas à censurer purement et simplement le mode d'activisme choisi et théorisé par les Femen, et compte tenu du caractère hasardeux de la voie strasbourgeoise, il ne reste qu'à espérer persuader la Cour de cassation qu'il est tout de même paradoxal de voir du sexe là où il n'y en a pas…

T. P. et A. T.

24 avril 2019 - Légipresse N°369
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