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Tribune


01/04/2012


Droit d'auteur et préjugés Manifeste pour un droit des œuvres



 

«Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu'un atome », disait Albert Einstein.
Comme tout un chacun, nous nous contentons parfois d'idées reçues, d'analyses superficielles, de clichés galvaudés. Nous le faisons tantôt à notre insu, tantôt sous couvert de défendre nos convictions. En d'autres occasions, nous pouvons diffuser ces préjugés, sans être dupes de notre aveuglement. Nous faisons alors un usage politique du préjugé afin de faire triompher nos vues, en flattant chez notre interlocuteur le goût des choses évidentes. Il y aurait donc trois usages du préjugé : involontaire, militant et prosélyte.
On gagne à s'interroger sur le rôle du préjugé en droit d'auteur, discipline protégeant l'expression pure de la subjectivité humaine. Ce fut l'objet de la conférence organisée par l'Association pour le droit de la création intellectuelle (Adci) le 10 février 2012 à la Maison du Barreau de Paris (1). Voici notre contribution personnelle à cette manifestation.
Réfléchir sur la place du préjugé en droit d'auteur ouvre essentiellement quatre horizons. Le premier est celui de l'éducation. En effet, le préjugé peut consister en une représentation fausse de la réalité, adoptée de bonne foi par une personne se contentant d'analyses provisoires. Nombreux sont ceux qui sont persuadés de la nature fiscale de la rémunération pour copie privée qu'ils assimilent à une « taxe ». Certains sont convaincus de l'existence d'une licence légale en matière télévisuelle, du fait qu'ils peuvent visionner librement des films de cinéma sur les chaînes non cryptées (2). Ces préjugés prospèrent sur le manque d'information. Ils appellent un effort de communication et de pédagogie.
Le deuxième horizon du préjugé est celui de la sociologie juridique.
À l'aide des préjugés, on peut camper les personnages qui hantent le champ de la culture et des médias. On peut surtout déterminer comment ces acteurs se considèrent les uns par rapport aux autres et observer des lignes de fracture sociales. L'auteur est un être désintéressé (3), dont les prétentions financières se bornent à espérer une rétribution d'ordre symbolique. L'artiste- interprète a nécessairement une vie dissolue et noue des relations intimes avec plus puissant que lui pour mieux assurer sa carrière. Le producteur ne peut être qu'une personne avide d'argent dont le goût indéterminé suit les fluctuations de la basse culture pour mieux servir ses intérêts. Ce cliché est d'une telle force qu'il met naturellement en porteà- faux les exploitants d'oeuvres d'artistes épris de solidarité (4). Le pirate est une jeune personne généreuse victime d'un conflit de générations (5) et qui n'a recours au téléchargement que par spontanéité innocente et idéalisme (6). On voit ici à quel point l'opposition classique entre l'art et l'argent continue de sculpter les mentalités.
Demain encore, on opposera de manière partisane ceux qui donnent à ceux qui prennent, en feignant d'oublier, d'une part, que les rôles sont interchangeables, d'autre part, que la seule question est en réalité de ne pas trop prendre.
Le troisième horizon du préjugé est celui de la rhétorique. La disputatio judiciaire est propice à un usage décomplexé des clichés. L'avocat peut recourir au préjugé pour diaboliser son adversaire. Pour peu qu'il soit subtil ou que son juge partage ses idées, il parvient à flanquer son contradicteur d'un profil moral préfabriqué. Ce faisant, il plante un drapeau indiquant au juge le camp de l'antipathie. Le préjugé est la forme subtile du dénigrement et du mépris – tantôt gratuits, tantôt mérités.
Entre les mains des avocats, les préjugés ne préjudicient jamais qu'aux seuls plaideurs impliqués dans le litige. Tel n'est pas le cas, lorsque le préjugé est manié par les élus, lors de l'élaboration de la loi. Quelques exemples suffisent à s'en convaincre.

Lors du vote de la loi Loppsi 2, beaucoup d'élus, terrorisés par le Conseil constitutionnel, établirent un parallèle entre le blocage administratif des sites pédopornographiques et la coupure d'accès à internet des usagers du peer-to-peer. La question monopolisa abusivement le débat. Pourquoi ? Les députés furent-ils abusés par la réputation répressive de la Hadopi (7) ? Assimilaient-ils pirates et pédophiles, figures majeures de la « cybercriminalité » (8) ? Furent-ils influencés par les préjugés de leurs électeurs, prompts à hurler à la censure à la moindre tentative de régulation des communications ? Un autre préjugé courant chez le législateur repose sur une foi inébranlable dans la capacité de la gestion collective à résoudre la complexité de la diffusion numérique des oeuvres de l'esprit. N'y a-t-il pas un préjugé, ou, à tout le moins, une facilité de l'esprit, à voir dans les sociétés de gestion les « bonnes à tout faire » du droit d'auteur ? Un tel préjugé était assurément à l'oeuvre le 21 décembre 2005, jour où la licence globale faillit franchir le seuil du droit positif (9), portée par ces députés qui attribuaient aux pirates des charmes juvéniles (10).
Le dernier horizon du préjugé relève de la technique juridique.
Le préjugé majeur, en matière de droit d'auteur, est en réalité commun à toute la propriété intellectuelle. Puisque l'on parle d'une propriété, beaucoup sont persuadés que la jouissance d'un tel droit serait paisible, et, surtout, que son principe serait à l'abri de la contestation. Ce terme de « propriété » cause un nombre de malentendus considérable. Tel auteur est interloqué, lorsqu'il apprend que sa qualité d'auteur ainsi que le statut de son oeuvre sont incertains tant qu'un juge n'a pas validé ses prétentions. Tel chef d'entreprise est démoralisé, lorsqu'il découvre les moyens innombrables permettant de paralyser ou d'annihiler une marque mal déposée ou peu défendue. Tel autre est rebuté par les effets pervers de la publicité de son brevet ou parce qu'il découvre qu'il ne dispose d'aucune liberté d'exploitation sur sa prometteuse « propriété »… Comment ose-t-on appeler « propriétés » des droits aussi incertains ? Roubier n'était pas complètement dans le faux, lorsqu'il envisageait les droits de clientèle (11). Tous ces droits sont bien des positions socio-économiques vouées à une perpétuelle remise en cause. Aussi regrette-t-on l'abandon en doctrine de la catégorie des droits intellectuels (12), bien plus respectueuse de la nature sui generis des phénomènes juridiques envisagés. Au demeurant, la seule dimension « propriétaire » du droit d'auteur réside sans doute dans le droit moral à la paternité. En pratique, la mention du nom est assurément la seule chose qu'un avocat puisse garantir à son client auteur.
Le reste demeure si incertain, tant que l'auteur n'a pas financé un an et demi de procédure. Cela, bien entendu, le Code de la propriété intellectuelle ne le dit pas.
Propre au droit d'auteur est le préjugé selon lequel cette discipline serait efficace, l'efficacité profitant aux auteurs. La réalité est moins évidente. Personne ne semble admettre que la loi du 11 mars 1957 a eu un effet mortifère sur le droit moral, dont les prérogatives sont désormais gravées dans le marbre. Le passage d'un droit jurisprudentiel à un droit légiféré a muséifié la matière. Cela est regrettable alors que les circonstances nécessiteraient parfois d'ajouter d'autres fonctions au droit moral, voire de supprimer certaines, tel le droit de repentir ou de retrait. Quelqu'un a-t-il jamais su ce qu'était le droit de divulgation, notion à ranger parmi les concepts à risques aux côtés de l'oeuvre collective ? Sous un autre aspect, l'absence de dépôt rend impossible toute identification des ayants droit.
Comment peut-on respecter la « propriété » d'une personne introuvable ? On ne saurait se satisfaire à ce titre des annuaires des sociétés de gestion. On ne saurait se satisfaire non plus d'une base de données répertoriant les seuls livres indisponibles (13). Il manque cruellement un registre public des oeuvres qui identifierait, non pas toutes les oeuvres, mais celles bénéficiant ou ayant bénéficié d'une exploitation commerciale. L'absence de formalités de dépôt est un cadeau empoisonné : s'il offre souplesse et économie aux auteurs, il rend la détermination des droits aléatoire et anarchique. Idéalement, la déclaration des ayants droit à l'administration devrait peser sur l'exploitant.
L'instauration d'un dépôt déclaratif et non constitutif serait un grand progrès en droit d'auteur, tant qu'il ménagera sa philosophie issue du droit naturel. Pour ce faire, il devrait être conçu comme un outil favorisant l'exploitation et non comme une condition d'accès au statut d'auteur.
Surtout, le droit d'auteur n'est réellement efficace qu'en l'absence de concours d'autres droits (14) : ceux des coauteurs, du directeur de l'oeuvre collective, de l'auteur de l'oeuvre préexistante, des artistes, du producteur, etc. (15). Cet empilement de droits a un

effet délétère sur l'exploitation. Le régime des oeuvres plurales engendre une insécurité juridique intolérable. Quant aux droits voisins, on peut se demander s'il fallait accorder aux auxiliaires de la création un monopole. Il est sûr qu'en 1985, nul ne pouvait envisager ce qu'internet allait révéler des effets de ce manque d'analyse prospective (16). Quand on sait que beaucoup d'artistes sont de fervents partisans des licences obligatoires (17), on ne peut refréner des pensées dubitatives sur l'opportunité du monopole offert en son temps aux artistes-interprètes. En réalité, la propriété littéraire et artistique reconnaît autant de monopoles distincts qu'il y a d'intervenants à la création d'une oeuvre unique. Cette logique défie le bon sens.
Mieux vaudrait désigner un unique maître de l'exploitation, cessionnaire putatif de l'intégralité des droits utiles, et accorder aux intervenants des prérogatives autrement plus utiles que celles résultant de l'émiettement d'un monopole sous prétexte de spécialité des cessions. Un créateur a besoin avant tout d'outils pour rééquilibrer la relation avec l'exploitant (18). Il s'agirait par exemple de renégocier périodiquement et obligatoirement les rémunérations et leur base de calcul, de contraindre l'exploitant unique à une exploitation effective et loyale, sous peine de se voir retirer tout ou partie des droits, ce qui semble correspondre d'ailleurs à l'orientation du droit communautaire (19). De fait, l'obligation classique d'exploitation permanente et suivie n'est pas assez contraignante à l'heure d'internet. Réciproquement, un exploitant devrait avoir toute liberté d'exploiter ce qui est à ses yeux un produit unique. Car, en l'état, les exploitants ne gèrent pas des oeuvres, mais des droits. Quant à la collectivité des intervenants à la création d'une oeuvre unique, elle devrait disposer de contre-pouvoirs effectifs.
Dirigée par un créateur, cette collectivité devrait accéder à une reconnaissance juridique, de manière à fournir à l'exploitant un interlocuteur unique. En effet, l'ascendant de l'exploitant sur les créateurs n'est pas qu'économique. Il s'explique aussi du fait que le premier est une entreprise, tandis que les seconds sont des individus autonomes. Pour rééquilibrer les échanges, il conviendrait d'associer fictivement les créateurs dans un groupement à la fois inspiré de l'entreprise et respectueux de la nature culturelle de l'activité. Alors que le coauteur d'une oeuvre de collaboration doit aujourd'hui mettre en cause ses coauteurs pour agir en contrefaçon, le directeur du groupement créatif pourrait agir au nom de la collectivité sans autre formalité.
Reconnue, la collectivité bénéficierait d'un régime fiscal unifié et favorable.
Une chose est sûre : le droit d'auteur, en son versant patrimonial, mourra de son individualisme, car, pour maintenir l'illusion personnaliste, les élus n'ont pas d'autre choix que d'élargir le domaine de la gestion collective, fondée sur une approximation profitant aux seuls adhérents des sociétés de gestion et non sur l'exploitation réelle intéressant adhérents et non adhérents. En un mot, il est peut-être temps de renoncer à l'idée selon laquelle le droit d'auteur actuel serait le meilleur système possible. Si le personnalisme à la française a ses vertus s'agissant du droit moral, il est désastreux s'agissant de la protection patrimoniale des oeuvres. La France devrait cesser de s'enorgueillir d'être le berceau d'une discipline aussi malmenée, incomprise, décriée et peu efficace. Internet pointe chaque jour du doigt ce préjugé. De fait, le droit d'auteur actuel entrave l'exploitation et fragilise les revenus de tous les acteurs. La situation profite surtout à tous ceux qui se gardent bien de dénoncer l'écart entre la théorie juridique et sa mise en oeuvre pratique. C'est dire qu'il profite aux auteurs les plus aisés et aux exploitants, prompts à prendre fait et cause pour un système à bout de souffle, non sans se recommander de Beaumarchais et autres figures tutélaires dans une vaste instrumentalisation politique de l'Histoire. Mais Beaumarchais fut avant tout un homme déterminé à rééquilibrer les relations économiques avec la Comédie-Française. Il chercha surtout un moyen de passer outre les tricheries de l'exploitant de son théâtre. Le débat contemporain souffre, il est vrai, de la médiocrité de l'alternative proposée par la nébuleuse du logiciel libre. Ceux-là ne voient que des données ou des informations, là où il y a des oeuvres de l'esprit. Or une donnée ne se respecte pas mais se consomme.
La défense de la culture doit explorer de nouvelles voies moins partisanes, plus réfléchies. L'auteur devrait perdre un peu de sa superbe pour mieux professionnaliser la gestion de ses intérêts, tandis que l'exploitant devrait pouvoir diffuser les oeuvres sans entrave superflue, tout en étant contraint d'associer dans la durée la collectivité de leurs créateurs.
Plutôt qu'un droit d'auteur, notre monde abandonné du génie appelle de ses voeux – et c'est irréversible – un droit des oeuvres.
1er avril 2012 - Légipresse N°294
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