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Secret des affaires
/ Tribune


06/03/2019


Secret des affaires : drôle d'ambiance



 

A quand les premiers contentieux de presse autour de la loi du 30 juillet 2018 sur le secret des affaires ? La parution récente de son décret d’application nous rappelle qu’ils sont imminents.(1)

Décriée au moment des travaux parlementaires, désignée ennemi numéro un des lanceurs d’alerte, fruit du lobbying des grandes entreprises impatientes de lancer des procédures bâillons… la loi a suscité peu de sympathie. On a pu croire à l’époque que tout cela était surjoué, que les protestations de bonne foi du gouvernement étaient sincères. Après tout, en transposant la directive de 2016 la loi ne se contentait-elle pas d’objectiver et de faciliter la protection judiciaire des secrets industriels et des secrets de fabrique, dans des termes inspirés de ceux de la propriété industrielle ?

Dans la loi, la clause de sauvegarde de la liberté d’expression est pauvrement rédigée. Aux termes de l’article L. 151-8 du Code de commerce : « A l’occasion d’une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n’est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue pour exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d’information telle que proclamée dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». Ce « à l’occasion d’une instance » a fait beaucoup gloser. Mais est-ce davantage qu’une mauvaise tautologie ? Le secret des affaires n’est pas opposable aux journalistes… à l’occasion d’une instance relative à l’atteinte au secret des affaires. Autant dire que les journalistes ne peuvent faire les frais d’une telle instance. Cela ressemble à une immunité, il aurait été plus simple de l’écrire franchement. La directive est un peu plus claire.

On espère donc qu’aucune entreprise n’aura le ridicule de saisir un tribunal de commerce contre un journaliste ou un éditeur, par exemple pour demander en référé l’interdiction de « la poursuite des actes d’utilisation ou de divulgation d’un secret des affaires » (article R. 152-1 du code de commerce), en l’occurrence la suppression d’un article de presse qui révèlerait une information « secrète ». N’empêche : les détracteurs du projet de loi avaient du flair. Il y a, sinon dans la loi, du moins entre ses lignes et à sa marge, un esprit mauvais.

Les récents démêlés du Monde avec la CADA en sont la preuve. Comme on sait, dans le cadre de son enquête sur le scandale des implants (les « implant files ») Le Monde a demandé la liste des dispositifs médicaux auxquels l’organisme dédié à cette tâche en France avait délivré un certificat de conformité, ainsi que la liste des dispositifs rejetés. Refus de la CADA, motif pris du risque d’atteinte au secret des affaires. Pour bien comprendre à quel point cette décision est délétère, il faut donner quelques détails.  Avant la loi du 30 juillet 2018, l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration, qui régit le droit de communication des documents administratifs, prévoyait déjà une restriction pour les documents « dont la communication porterait atteinte (…) au secret en matière commerciale et industrielle… ». Or la loi sur le secret des affaires a cru bon d’harmoniser de nombreux textes, dont celui-ci, en remplaçant « secret commercial et industriel » par « secret des affaires », de manière à faire écho aux nouvelles dispositions du code de commerce. Simple retouche de vocabulaire a priori… La loi sur le secret des affaires ne contient rien sur la CADA ou sur la communication des documents administratifs. L’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration ne renvoie pas au code de commerce. Le problème est que manifestement cette retouche langagière a donné des ailes à la CADA. De quel secret des affaires s’inquiète-t-elle dans son avis ? Quelles sont les informations dont la divulgation serait si terrible ? D’importants secrets industriels ou de fabrique relatifs aux dispositifs médicaux ? Pas du tout : « le nom des fabricants » !

Au moins les choses sont claires : le « secret des affaires » sera bien une omerta. Ainsi il n’aura fallu que quelques mois pour que les effets collatéraux sur la liberté de l’information de la loi sur le secret des affaires se fassent sentir. Et de la manière la plus pernicieuse, en posant des verrous sur l’enquête journalistique, en amont de la publication. Cette première péripétie s’ajoute à plusieurs signaux qui mis bout à bout rendent pessimiste.

Evacués au moment des travaux parlementaires, les débats sur la compétence du tribunal de commerce vont ressurgir. Des amendements avaient été déposés devant le Sénat, visant à réserver le contentieux aux tribunaux de grande instance. Rien d’absurde pour une loi qui est à la croisée du secret commercial et industriel, problématique pas si éloignée de la propriété industrielle, et de la liberté d’expression et de l’information. Il a été répondu par le rapporteur du texte et par le gouvernement qu’il y avait là une défiance « insupportable » envers les tribunaux de commerce, qu’il fallait faire confiance à la répartition naturelle des compétences, que les journalistes qui ne sont pas commerçants ne pourraient être poursuivis que devant le tribunal de grande instance, que les cours d’appel et la Cour de cassation assureraient l’harmonisation des jurisprudences, etc.

De manière générale, comme pour la loi anti fake news, les travaux parlementaires révèlent le surmoi incroyablement faible des promoteurs de la loi en matière de liberté de la presse. Un exemple devant le Sénat : « nous discutons (…) non pas du libre accès des citoyens aux informations relatives aux entreprises, mais de l’extension qu’il convient de donner au droit de propriété. Cette extension implique que, de principe, toutes les informations relatives à l’entreprise sont secrètes et qu’il ne peut être dérogé à ce secret que dans les conditions prévues dans la loi et pour un motif d’intérêt général ». Sidérant renversement des valeurs, pour les praticiens de la liberté d’informer ! On attend donc avec résignation les premières assignations contre les sociétés éditrices des organes de presse -sociétés commerciales- devant le tribunal de commerce, car nul doute que les entreprises qui assigneront choisiront de se battre sur leur terrain. Avec le débat sur la compétence à la clé, et sûrement l’éternelle rengaine sur l’esprit de lucre qui anime la presse quand elle fouille et veut « faire du papier »…

Et quelle défense devront adopter les journalistes et les organes de presse ? Faudra-t-il, comme un concurrent, plaider que l’information divulguée n’était pas protégeable au sens de la loi, autrement dit qu’elle n’avait pas fait l’objet de la part du demandeur « de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret » (art. L. 151-1 du code de commerce) ? Curieux débat qui obligerait les journalistes à soutenir que l’information à laquelle ils ont eu accès était insuffisamment protégée ! Sans parler de l’articulation scabreuse avec la protection des sources. Un journaliste par définition n’a pas à rendre compte de la manière dont il a percé un secret -c’est son métier, on a trop tendance à l’oublier. Quant à la mise en balance entre les intérêts en présence, intérêts commerciaux du demandeur versus information du public, s’il faut entrer dans ce débat, qui peut croire que les tribunaux de commerce seront le meilleur juge en la matière ?

On ne parle même pas du fait que les actions en atteinte au secret des affaires se prescrivent par cinq ans, délai extraordinairement long si l’action vise un article de presse, habituellement passible de la prescription trimestrielle, au grand maximum d’une prescription d’un an pour les délits de presse les plus graves. Concrètement, cela signifie une menace procédurale durable et au long cours contre la presse. Tout récemment, le projet de loi PACTE(2) vient même préciser que les actions relatives à une atteinte au secret des affaires sont prescrites par cinq ans « à compter du jour où le détenteur légitime du secret des affaires a connu ou aurait dû connaître le dernier fait qui en est la cause », ce qui est loin d’être neutre : une entreprise sera tentée de s’attaquer, en amont de la publication d’un article de presse, à l’enquête du journaliste en reprochant à ce dernier l’obtention et la détention du secret. Elle pourra alors soutenir que ce fait n’a été révélé que par la publication.

Toute cette séquence sur le secret des affaires vient s’inscrire dans un triple mouvement déjà très inquiétant :

Tendance du législateur à créer des secrets per se et des informations secrètes par nature, alors qu’en matière de liberté d’expression, la CEDH enseignait depuis l’arrêt fondateur Fressoz et Roire c. France que le secret n’est jamais une fin en soi, qu’il doit toujours protéger un intérêt légitime susceptible d’être mis en balance avec la liberté d’informer.

Tendance des juridictions à se saisir des textes de loi prévoyant un secret professionnel ou une obligation de confidentialité, pour en étendre artificiellement les effets aux journalistes. À tout seigneur tout honneur, on rappelle que le tribunal de commerce de Paris s’est bruyamment illustré il y a un an en condamnant le magazine Challenges à retirer sous une astreinte exorbitante un article révélant la procédure de mandat ad hoc ouverte contre Conforama, sur le fondement de l’article L. 611-15 du code de commerce qui soumet les organes de la procédure (mais évidemment pas les journalistes) à une obligation de confidentialité. Le tribunal reprenait une jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation dans une affaire du même type visant le site d’information financière Debtwire.(3) Les derniers développements de ces deux affaires ne sont pas rassurants : dans l’affaire Debtwire, la Cour de cassation saisie d’une QPC a refusé de transmettre cette dernière au Conseil constitutionnel, la jugeant non sérieuse.(4) La cour d’appel de Paris a fait de même dans l’affaire Challenges.(5) C’est ne pas vouloir comprendre que, par principe, faire peser sur les journalistes les secrets d’autrui est contre nature, et signe la fin du journalisme.

Régression ou démission des cours suprêmes sur le sujet : depuis quelques années, la CEDH et en particulier sa grande chambre a rendu des décisions très régressives sur la confrontation de la liberté de la presse avec les secrets officiels, secret de l’enquête ou de l’instruction, secret diplomatique…(6) Quant au Conseil constitutionnel, lorsqu’il a été saisi de la loi sur le secret des affaires, il a purement et simplement renoncé à exercer le moindre contrôle au regard de la liberté d’expression et de l’information.(7)

Juridiquement sa décision est impeccable. Le Conseil constitutionnel nous explique que s’agissant d’une loi transposant une directive européenne, il n’exerce qu’un contrôle restreint : il vérifie que la transposition n’est pas infidèle, et il s’assure que les « principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France » sont respectés. Cette notion « identitaire » est une nouveauté, elle est définie ici pour la première fois par le Conseil constitutionnel. Mais en l’espèce c’est pour l’écarter, comme le Conseil s’en est expliqué dans le commentaire de sa décision. Déjà appliquée par d’autres cours suprêmes européennes, il s’agit d’une sorte de « clause de sauvegarde » destinée à préserver le contrôle national lorsqu’une liberté fondamentale ne jouit pas d’une protection identique au niveau national et au niveau européen. Autrement dit, lorsque le droit national est mieux-disant. Or dans sa décision relative à la loi sur le secret des affaires, le Conseil constitutionnel a jugé que la liberté d’expression… ne faisait pas partie des « principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France ». Affirmation à ne pas prendre au pied de la lettre : elle signifie simplement qu’en la matière et aux yeux du Conseil constitutionnel, le degré de protection est le même au niveau européen et au niveau national, ce qui le dispense d’exercer une vigilance particulière. C’est très rassurant… mais faut-il chanter que « tout va très bien, Madame la marquise » (Misraki, 1935…) quand la jurisprudence de la Cour de Strasbourg devient de moins en moins libérale et qu’à l’Est plusieurs pays membres du Conseil de l’Europe attaquent frontalement la liberté de la presse, qui décline partout ?

Surjouée, surinterprétée, la loi sur le secret des affaires est bien une grenade dégoupillée contre la liberté de l’information. On espère que les juridictions seront assez sages pour ne pas en faire mauvais usage et pour exclure franchement les journalistes de son champ d’application, mais l’époque n’est pas encourageante. Drôle d’ambiance.

R. L. G.

6 mars 2019 - Légipresse N°368
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